Comment ancrer son projet de tiers-lieu sur un territoire ?
Créer un tiers-lieu, c’est avant tout s’ancrer sur un territoire. Et s’ancrer sur un territoire, c’est entre autres s’approprier un lieu physique ou un espace géographique. Mais du petit café associatif sur la place du village, au grand tiers-lieu soutenu par l’Europe, la notion de territoire varie fortement. Alors de quel(s) territoire(s) parle-t-on ?
Le territoire est un espace qu’une communauté s’approprie et qui dépend d’une collectivité locale
On peut parler d’une région, d’une agglomération, d’une métropole, d’une ville, d’un village, d’un quartier, d’une rue… Pour la professeure de géographie Maryvonne Le Berre il s’agit d’un “lieu de vie”, tandis que l’encyclopédiste Pierre Larousse parle d’un “espace culturel”, une zone de rayonnement qui résulte de l’action humaine. La notion de territoire revêt donc un caractère local fort. Mais pourquoi agir localement ?
Nous avons toutes et tous une bonne raison de vouloir relocaliser les ressources et le capital entre les mains de la communauté. Que ce soit par déficit de confiance envers le gouvernement, pour se préparer aux crises (énergétiques, climatiques, sociales, économiques) ou encore par besoin de créer du lien social et de la convivialité. En ce sens, de nombreux projets citoyens ont vu le jour, impulsant des dynamiques de résilience (capacité à absorber des changements et à s’y adapter). Parmi ces projets citoyens, les tiers-lieux intègrent pleinement la résilience et les savoir-faire locaux au cœur de leur raison d’être en mettant en lumière les commerces et artisans en circuits courts, en favorisant la réparation (vélo, numérique, meubles…) plutôt que l’achat du neuf, en adoptant un mode de vie décroissant et minimaliste s’appuyant sur les réseaux de solidarité (dons, troc). Afin de multiplier ces initiatives à l’échelle nationale, l’enjeu est donc de faire réseau, et de recréer des petites bulles de résilience un peu partout, à l’image du mouvement des Villes en transition, mis en lumière par Rob Hopkins en Angleterre.
Mais avant de faire réseau à l’échelle nationale, il y a d’autres petits pas. Ainsi, certains tiers-lieux que nous avons rencontrés ont débuté en s’engageant directement dans leur rue, comme le café associatif Au coin d’la rue à Brest, ou à l’échelle de leur quartier. C’est ainsi que La Cantine du Midi à Marseille nourrit une portion des habitant.e.s du quartier de la Belle de Mai et récolte leurs témoignages de vie via une radio locale, que le Fort de Tourneville au Havre a co-construit un terrain de foot artistique à la demande des habitant.e.s du quartier prioritaire de Tourneville. Pour d’autres, le périmètre d’action s’étend sur une agglomération, comme MADABREST qui teste la démocratie alimentaire à Brest, ou en dehors du cœur de la ville, comme La Maison de la Transition à Châteauneuf-sur-Loire qui sensibilise jusqu’à Orléans (30 km).
Les tiers-lieux sont des espaces conçus pour créer les conditions les plus favorables à l’éclosion d’idées et à la coopération locale.
Ils invitent les individus à participer à l’intérêt général de manière collective. Ils doivent permettre à chacun.e de se saisir de son pouvoir d’agir et de répondre aux grands enjeux de la transition qui s’impose à nous aujourd’hui.
Mais que signifie s’ancrer ? S’ancrer, c’est s’implanter, s’enraciner dans un espace géographique fixe. En alpinisme, on parle de “point d’appui solide”. Il y a donc une notion d’engagement sur du long-terme. S’ancrer sur un territoire n’est pas neutre : qu’il soit positif ou négatif, il y aura un impact qui va modifier l’existant. C’est pour cette raison que les porteurs.euses de projet de tiers-lieux se doivent d’être à l’écoute des différents publics qui gravitent autour de leur lieu, et doivent se rendre disponible pour co-créer, en proposant des activités en accord avec leurs envies, en les faisant participer, en mettant à disposition des espaces d’expérimentation, de rencontres, d’échanges et de convivialité.
S’ancrer sur un territoire, c’est donc être à l’écoute.
Pour ce faire, il existe des outils de diagnostic de territoire : des sondages, des entretiens, des réunions publiques, des forums, des rencontres informelles. Plusieurs exemples croisés sur les routes d’En Roues Libres témoignent de l’importance de cette étape :
- Le WIP, près de Caen, a réalisé une étude sur le plateau de Colombelles, avec la conclusion qu’il manquait des espaces de travail dans le quartier. Un espace de coworking a donc été créé.
- MadaBrest est né du besoin des Brestois de bien manger, à la suite d’un sondage.
- La Conciergerie de quartier à Nantes a fait preuve d’innovation sociale en prenant en compte les avis des futur.e.s habitant.e.s du quartier avant de construire le tiers-lieu (maîtrise d’usage)
- La Filerie, dans la Loire, a fait le constat qu’il n’existait pas de lieu de convivialité ou de rassemblement dans les environs.
- Enfin, le Fort de Tourneville au Havre a créé un poste dédié à la médiation entre le tiers-lieu et le quartier de Tourneville, situé à côté : porte à porte, discussions avec les centres sociaux voisins, entretiens avec les concierges des immeubles…
Ces outils de diagnostic permettent de gagner du temps et d’éviter certains pièges. Parmi ces pièges, celui de la posture d’opportuniste ou de sachant. Lorsque l’on arrive sur un territoire, les intentions initiales d’un projet peuvent être louables, mais leur mauvaise formulation peut être fatale à une bonne intégration. Ainsi, il vaut mieux éviter de prétendre “redynamiser” un territoire là où des actions sont en place depuis déjà des années, avec des collectifs engagés. Il faut également bien prendre en compte les différences de culture entre les néo-ruraux, les ruraux et les urbains, et être conscient des différents codes, langage et traditions. Les porteurs.euses de projet doivent faire preuve d’humilité en s’intégrant aux dynamiques existantes. Un des grands écueils en phase de création de projet est d’arriver sur un territoire avec une transposition de la réalité, en projetant les besoins des habitant.e.s.
Mais si certains besoins sont transposés par les porteurs.euses de projet, d’autres sont réels et nécessitent une intervention du territoire : modernisation des services publics de proximité (inclusion numérique, accès aux soins), désenclavement des territoires isolés, mutualisation des ressources, mise en réseau. Les tiers-lieux que nous avons rencontrés ont pour la plupart pris le temps de faire ce diagnostic avant de se lancer. Plusieurs ont participé à rompre l’isolement avec des événements de convivialité (guinguettes, apéro débats, blind test, karaoké, concerts) comme le festival Soyons Demain de l’Arbre ou le festival Courts-circuits de la Scierie. D’autres ont retroussé leurs manches pour rouvrir l’ancienne brasserie de la ville en café associatif à la Maison de la Transition ou pour proposer des services de conciergerie de quartier (coiffeur, dépôt de clé, service de bagagerie, consigne).
Il est nécessaire de porter un premier regard panoramique sur le territoire.
Il faut prendre en compte ses caractéristiques, sa dynamique, ses équipements, services et structures en se demandant quels sont les modes de vie et de consommation (déplacements domicile-travail, commerces, loisirs) et qui sont les acteurs locaux susceptibles de devenir les parties prenantes du projet :
- Les usagers du tiers-lieu : les habitant.e.s, les voisin.e.s, les familles, les travailleurs. Ils consolident la communauté qui fait vivre le tiers-lieu, ils sont les futur.e.s bénévoles qui créeront des projets, leurs compétences seront un moteur.
- Les producteurs, commerçants et artisans locaux : ce sont les maraîchers du coin, les professeurs et animateurs de futurs ateliers ou jardins partagés, ceux qui seront à l’initiative d’un marché paysan, de la transmission des savoir-faire locaux…
- Les experts : techniques, financiers, juridiques. Ils viennent aider à construire et sécuriser le projet. Ils sont architectes, juristes, promoteurs immobiliers, charpentiers…
- Les autres tiers-lieux et associations : ce sont les pairs sur lesquels on peut s’appuyer pour mutualiser les connaissances, compétences et expériences. En témoigne le bel exemple de réseau tiers-lieux en Normandie composé de Famille rurales, la Fabrique du bocage, et Passerelle Normandie, qui anime des tables rondes et des rencontres.
- Les collectivités : elles peuvent financer les études, le projet, identifier un lieu, apporter leurs connaissances du territoire et orienter le projet. Il faut les intégrer dans les échanges dès le début.
Durant notre road trip, nous nous sommes rendues compte que les relations avec les mairies n’étaient pas toujours idylliques, mais nous avons aussi été témoins de beaux exemples de coopération et de partenariats : les Ecossolies, association fondatrice du tiers-lieu SOLILAB à Nantes est membre du Conseil d’Administration de la chambre régionale de l’ESS Pays de la Loire, et est impliquée dans le pacte métropolitain pour l’emploi de Nantes. Un partenariat avec le barreau de Nantes est d’ailleurs en cours, et sera au service des structures et problématiques juridiques de l’ESS; des élus sont présents dans le Conseil d’Administration et bénévoles à la Manufacture des Capucins à Vernon, de même que pour les Greniers de Vineuil.
Les tiers-lieux sont donc des projets véritablement ancrés sur un territoire, via un lieu physique mais aussi de manière sociale, culturelle et économique. Ils sont de véritables lieux d’installation : pour le travail (coworking, ESS), la culture, le lien social. Ce sont des lieux avant tout créés au service d’une communauté locale, pour et avec ses habitant.e.s.
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Ressources
- Comment créer un tiers-lieu rural ? Guide proposé par Familles rurales, Editions Octobre 2020
- Revue sur les Tiers-lieux, La coop des tiers-lieux, N°2, Décembre 2018
- Revue sur les Tiers-lieux, La coop des tiers-lieux, N°6, Novembre 2020
- Paquot, Thierry. « Qu’est-ce qu’un « territoire » ? », Vie sociale, vol. 2, no. 2, 2011, pp. 23–32.
- Ils changent le monde, 1001 initiatives de transition écologique, Rob Hopkins et Simon Vermeulen, Editions Le Seuil Paris, Collection Anthropocène, 2014.
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